Le Jéroboam, bistronome gastronomique du Chef breton Yann Le Port dans le 14e arrondissement de Paris, ne désemplissait pas. Et pour cause : sa cuisine à la fois moderne, créative, inventive et raffinée attirait une clientèle française et internationale. J’en parle en connaissance de cause puisque je comptais parmi les fidèles depuis plusieurs années.
Mais ça c’était avant ! Avant la pandémie et la fermeture des restaurants. Alors j’ai voulu savoir comment un Chef dont la cuisine est encensée par toutes les plateformes de référencement gastronomiques vivait cette période.
"Lors du premier confinement tout était fermé, y compris les écoles, donc nous avons pris notre mal en patience. J’en ai profité pour passer plus de temps avec mes deux enfants Louis et Léonie, et rattraper mon retard de facturation", explique Yann Le Port, qui vient d’avoir 40 ans.
Mais une idée germait déjà dans sa tête : développer la vente à emporter. Et dès que le restaurant a rouvert à l’été, le Chef s’y est un peu essayé. Il a toutefois vite réalisé qu’il devait adopter une stratégie différente. "On ne peut comparer un plat dégusté sur place, joliment dressé à l’assiette et servi en salle dans une ambiance adéquate avec un plat mis dans une boîte pour être livré ou emporté", fait-il valoir.
Avec le deuxième confinement puis, malgré sa levée, la poursuite de la fermeture des restaurants, le Chef a eu le temps de peaufiner sa nouvelle offre. Et loin de l’abattre, cette période difficile l’a stimulé : "Il s’agit de partir sur une autre façon de cuisiner, de réfléchir autrement pour l'apporter aux clients de façon qualitative. D’habitude on réfléchit à ce qu’on fait en cuisine puis comment on le dresse dans l’assiette et comment le serveur va le sublimer par le service. Là, l’approche est différente et ça me plait", explique-t-il la voix enjouée.
Les collations du Jéroboam
Il a donc créé une carte entièrement nouvelle intitulée "les collations du Jéroboam", uniquement dévolue à la vente à emporter ou à livrer. "Mais en gardant l’esprit du Jéroboam, avec beaucoup de truffes et de foie gras", s’empresse-t-il d’ajouter avec gourmandise.
Restait à la lancer en s’adjugeant les services du prestataire Deliveroo. Et là encore il a fallu réfléchir à la meilleure stratégie, et peser le pour et le contre. Car Deliveroo prend 30% sur chaque commande livrée et 15% lorsque la commande à emporter est passée via son site. Ce qui veut dire qu’il faut être certain en lançant cette offre qu’elle ne coûte pas davantage qu’elle ne rapporte, d’autant qu’actuellement le personnel est en chômage partiel, ce qui ne serait alors évidemment plus le cas. Le Chef avait prévu de démarrer son offre en même temps que rouvriraient les restaurants, donc le 20 janvier. Or il semble peu probable que cette date soit validée par l’Etat étant donné la situation sanitaire. Dès lors, attendra-t-il encore ou lancera-t-il son offre ? Yann Le Port l’ignore pour le moment.
Là est bien le problème. Si les grands chefs, eux, ont pu rapidement mettre en place et lancer de telles offres, cela s’avère beaucoup plus compliqué voire impossible pour les autres. Et Yann Le Port, toujours positif, se félicite de la mobilisation des ténors de la gastronomie, notamment avec l’opération de communication "grands Chefs sur la paille" à la fin de l’an dernier dans le JDD. "On a la chance d’avoir un métier de grands chefs qui essaient de faire bouger les lignes ", commente-t-il.
"Yann est toujours optimiste. C'est ce qui nous porte tous", glisse Lucie, sa femme.
Ce qui ne l’empêche pas d’avoir un fort caractère et de se battre. Pour obtenir notamment que les propriétaires des locaux de son restaurant acceptent d’abandonner une partie substantielle des loyers qui s’élèvent à 6000 € par mois.
"Lors du premier confinement, j’ai obtenu l’abandon d’un mois de loyer sur trois. J’en aurais espéré deux. Cette fois-ci, je bloque mes versements et je me bats. Les propriétaires se rendent-ils compte qu’à la sortie de cette crise environ 30% des restaurants ne rouvriront jamais ! Les propriétaires ne veulent rien lâcher. Pourtant n’est-il pas logique qu’ils abandonnent quelques mois de loyers plutôt que de risquer ne plus rien percevoir du tout quand on aura mis la clé sous la porte ?", s’agace-t-il.
Offrir plutôt que jeter
Comme tous les chefs, Yann Le Port a la passion de son métier chevillée au corps… et horreur du gaspillage. C’est pourquoi, il a organisé le 3 décembre une collation gratuite devant son restaurant à partir des produits qui lui restaient en cuisine. Entre 11h et 16h30, il s’est installé sur le trottoir, a rapproché plusieurs tables de son bistronome, et, affublé de son masque, a offert thé, café, vin chaud, soupe de légumes d’hiver, pain perdu et, évidemment, far breton aux gens du quartier. Cela fut chaudement apprécié, notamment par certains retraités aux revenus modestes.
Il est comme ça Yann Le Port, à transformer une épreuve en élan de solidarité. Et on se prend à rêver que les propriétaires des restaurants, bars, petites brasseries de quartier etc., arc-boutés sur leur position face à leurs locataires, en prennent de la graine.
un resto qui me manque...